Muhammad Yunus, icône mondiale du microcrédit, est passé du 10 Downing Street, à Londres, hier matin, chez Tony et Cherie Blair, au perron de l’Elysée, où Jacques Chirac l’a reçu dans l’après-midi. Le soir, un dîner de gala organisé par PlaNet Finance, l’ONG de Jacques Attali, lui rendait honneur au musée des Arts forains à Paris. (..) Il tiendra une conférence au Palais des Congrès pour Reporters d’espoir, avant de retrouver autour d’un dîner Frank Riboud, le président de Danone, avec lequel il cofinance une usine de yaourts à Bogra, dans le nord du Bangladesh. Le marathon parisien du fondateur de la Grameen Bank s’achèvera demain, après une matinée de travail avec les membres du comité d’honneur de Pla-Net Finance, qu’il copréside avec Abdou Diouf, l’ancien président du Sénégal.
On vous surnomme le « banquier des pauvres » et votre rêve est de venir à bout de la pauvreté dans le monde d’ici à 2030. Le comité Nobel a préféré voir en vous le champion de la paix. Pourquoi?
Parce que je lie la question de la pauvreté à celle de la paix. La pauvreté fait peser une menace sur la paix. Elle sert de ferment à la violence et à toutes les formes de radicalisation. Lorsque les gens mangent à leur faim, ils sont plus pacifiques.
Revenons en arrière, à ce jour où vous avez décidé de prêter 27 dollars à 42 paysannes bangladaises, avec le succès que l’on sait: naissance de la Grameen Bank, développement international…A votre avis, pourquoi le microcrédit a-t-il fonctionner?
C’était un pari. Je n’étais pas sûr de récupérer ma mise. Après tout, beaucoup de mes concitoyens qui empruntaient de l’argent auprès des banques n’honoraient pas leurs dettes alors qu’ils étaient riches.
Alors, pourquoi des exclues bancaires comme mes paysannes de Jobra auraient elles fait mieux?
Contre toute attente, elles sont mises un point d’honneur à me rembourser. Je pense que cela a fonctionné parce que les gens que nous avons financés avaient besoin d’argent et que nous leur proposions un moyen simple de l’obtenir. Les rapports interpersonnels étaient directs. On ne leur demandait pas de venir dans une banque traditionnelle, ce qui aurait pu les inhiber.
Le plus étonnant, c’est aussi que le microcrédit ait fonctionné au Bangladesh, dans un pays musulman où on condamne le prêt à intérêt et où vous vous êtes appuyé sur les femmes.
On a refusé de tenir compte des préjugés et des interprétations que certains religieux font du Coran, qu’il s’agisse du prêt à intérêt ou du rôle des femmes dans la société. L’islam ne dit pas que les femmes doivent rester cloîtrées chez elles. Cela n’a pas empêché certains groupes de s’opposer à notre action. Qu’il s’agisse de mouvements religieux ou de représentants de la gauche radicale qui nous reprochent de faire le jeu du marché.
Le microcrédit a fait ses preuves partout dans le monde, et pourtant, la pauvreté n’est pas en recul. Prêter aux plus démunis ne suffit pas…
La pauvreté a reculé au Bangladesh. Au cours des quinze dernières années, elle a baissé de 20 %, et je pense que, par rapport aux objectifs fixés parles Nations unies de diviser par deux d’ici à 2015 le nombre de pauvres dans le monde, nous sommes parfaitement dans la course : 58 % des clients de la Grameen Bank sont sortis de la pauvreté. En marge du microcrédit, bien entendu, il y a d’autres leviers à actionner : aide internationale, dons, programmes d’éducation, action gouvernementale, actions contre la maladie…
Si vous déteniez l’argent du développement (106 milliards de dollars l’an dernier), comment le dépenseriez vous?
Je le consacrerais sans doute aux mêmes causes, mais je ferais en sorte qu’il arrive directement aux plus besogneux, en faisant jouer les mécanismes de marché. Par exemple, au lieu de laisser la propriété d’un pont au gouvernement, comme cela se fait d’ordinaire, je la donnerais aux gens pauvres pour qu’ils en prennent la responsabilité en collectant des péages et réinvestissant les sommes ainsi collectées dans l’entretien du pont ou la construction d’une autre infrastructure.
Beaucoup de gens voient en vous le trublion de l’humanitaire. Avec votre approche d’entrepreneur, proposez-vous un contre-modèle aux écoles d’aide fondées sur l’assistanat et le don?
Je fonctionne comme une entreprise, je fais des profits, mais je ne prends pas l’argent des organisations caritatives. Donc, je ne vois pas ce en quoi je peux les déranger. Et je ne critique pas leur modèle, même si je les encourage à introduire le microcrédit dans leur système de financement.
Chez nous, pensez-vous que le microcrédit soit un outil anti-exclusion efficace?
S’il y a des gens à Paris qui se voient refuser un prêt pour insuffisance de ressources par les banques traditionnelles, cela veut dire qu’ils ont besoin de nous. Pourquoi devraient-ils être des exclus bancaires?
Nos Etats-providence ne vous font pas rêver. Pourquoi?
Le modèle social tel que vous le pratiquez est un piège pour les gens. Il ne devrait pas les enfermer comme des animaux dans un zoo. Or, c’est ce qui a tendance à se passer. Une fois que vous êtes pris en charge, plus rien ne vous incite à vous reprendre en main.
Si vous aviez reçu le prix Nobel d’économie, ce serait en tant que champion du libéralisme ou héraut de l’altermondialiste?
Je suis pour le marché, mais pas pour le capitalisme forcené. Une vision 100 % libérale fait de la maximisation des profits le seul objectif d’une entreprise. Moi, je crois aux vertus d’un capitalisme social, qui ne cherche pas à gagner de l’argent sur le dos des pauvres mais aussi à ne pas en perdre. C’est d’ailleurs l’économie du projet que je mène en ce moment avec Danone et notre usine de yaourts au Bangladesh. Danone ne cherche pas à faire des bénéfices avec cette usine, ni à en retirer des dividendes, mais à récupérer un jour les capitaux qu’il a investis dans l’affaire.
Une sorte de capitalisme socialement responsable?
Cela changerait radicalement le visage de la mondialisation. Pour que cela soit gagnant-gagnant pour tous, les grands groupes et les gens qu’ils font travailler. Sinon, on ne peut pas faire le poids face à des entreprises qui pèsent autant, voire plus que les budgets de certains Etats. C’est un combat très inégal et, pour l’instant, personne ne joue les arbitres sur ce terrain. La question du dosage social touche aussi le monde de la microfinance. Deux camps s’opposent aujourd’hui. Celui des banques, qui veulent venir sur ce marché avec un système de prêts classiques qui leur rapportera des profits avec des taux d’intérêt plus élevés, et mon camp. J’espère bien sûr remporter cette bataille.
Quel meilleur passeport qu’un prix Nobel de la paix pour faire carrière en politique ou à la tête d’une instance internationale. Vous y songez?
Mes objectifs sont clairs. Continuer à promouvoir le microcrédit à travers le monde et faire pousser des entreprises socialement responsables. Mais je ne vise pas la présidence de l’ONU ou celle de mon pays. Pour l’instant en tout cas. Au Bangladesh, la vie politique est bien trop rude et violente pour moi.